L’authenticité discutée du Christ noir de Saint-Flour : à propos d’un article récent


Par Pierre Moulier

 

Comme le faisait remarquer Joël Fouilheron, dès l’ouverture de son article de 1965, la datation du Christ noir de Saint-Flour a pu apparaître comme une sorte de « petit Glozel ». Tous les siècles ou presque ont été convoqués, dans un désordre invraisemblable et avec les justifications les plus étranges. Le classement au titre des monuments historiques, en 1908, le dit du XVe siècle. Mieux inspiré, mais sans doute un peu alerté par cette datation « officielle », le docteur Paul Thoby, auteur de la première grande étude sur les crucifix, en 1959, optait pour un prudent XIIIe siècle[1]. En 1963, Pierre-François Aleil s’étonnait du bon état de conservation du crucifix et ajoutait : « On est porté par moments à conclure à une tardive réplique que l’on pourrait placer au XVIIIe siècle finissant »[2]. Dans son article de 1965, Joël Fouilheron évoquait l’hypothèse d’une copie du début du XIXe siècle mais finissait par se ranger à l’avis de Thoby, soit, au moins pour les « parties essentielles », le XIIIe siècle[3]. Dix ans plus tard, Jacques Bousquet insistait sur son aspect très Second Empire[4]. Une courte notice de Benoît-Henry Papounaud, en 2002, tranchait plus sereinement pour le XIIe siècle et intégrait comme il convient l’exemplaire de Saint-Flour dans une série de Christs romans auvergnats[5]. Enfin, après avoir rappelé les hésitations précédentes, nous avons nous-mêmes insisté, en 2012, sur le caractère roman de la pièce : « En réalité, l’évidence du style et la proximité avec d’autres exemplaires font opter sans le moindre doute pour une date antérieure, le XIIe siècle, si fertile en Auvergne, notamment en matière de statuaire »[6]. Nous dénoncions alors les « atermoiements des historiens » qui avaient, selon nous, retardé la reconnaissance institutionnelle de la pièce.

Le Christ noir de Saint-Flour. Cliché P.M.

On aurait pu croire l’affaire réglée, mais la presse locale n’a pas manqué d’insister jusqu’à aujourd’hui sur le mystère supposé de la datation du crucifix. En juin 2016, la Direction régionale des affaires culturelles (Drac) lance un programme de recherche et soumet le Christ noir à divers examens. La Montagne se questionne alors avec angoisse : « Allons-nous enfin connaître l’âge exact du Christ noir de la cathédrale de Saint-Flour ? »[7]. Fasciné par la technologie, notre époque ne croit pas aux analyses stylistiques et ne jure que par la science, comme l’illustre la suite de l’article : « L’établissement de soin [l’hôpital de Saint-Flour] dispose d’un outil indispensable à la datation du « Beau Dieu noir » : un scanner ». Et tandis qu’on insère le vénérable mais controversé morceau de bois dans la machine miraculeuse, « tout le monde
retient son souffle »…

Il faut dire que quelques-uns, à Saint-Flour, prenaient un étrange plaisir à colporter doutes et soupçons. La tête du Christ ressemblait étrangement à Napoléon III, entendait-on. D’ailleurs elle était « rapportée », c’est-à-dire taillée dans une autre pièce de bois que le tronc, ce qui semait la confusion dans les esprits (car on omettait alors de dire que c’est le cas pour tous les crucifix romans, ainsi d’ailleurs que pour les Vierges en majesté).

Les « scientifiques » diligentés par la Drac ont récemment rendu leur verdict et confirment l’ancienneté du Christ noir[8]. Aussi c’est avec un sens étonnant du contretemps qu’une revue savante auvergnate vient de publier un article tentant de démontrer que le Christ noir de Saint-Flour n’est en réalité qu’une copie du XIXe siècle, rebondissant avec retard et de façon assez scabreuse sur les hypothèses envisagées par Aleil, Fouilheron et Bousquet[9]. L’auteur de cette démonstration n’est pas historien, mais sculpteur ; il présente « son point de vue avisé », nous dit la rédaction, « pour tenter de clore le débat ». Issu d’une conférence prononcée en 2015, l’article paraît à la fin de 2017, soit au moment où le verdict « scientifique » est tombé. Nous n’insisterons pas sur la cruauté de ce calendrier, puisqu’en 2015 il n’était pas encore question de « scanner » l’objet du litige, mais le moins que l’on puisse dire, on va le voir, c’est que la « démonstration » proposée n’est pas probante.

En réalité, ces discussions sans fin sur la datation du Christ n’avaient pas lieu d’être, puisque tout montre qu’il s’agit bien d’une sculpture du XIIe siècle, à la rigueur du tout début du XIIIe siècle (quoique rien n’impose cette prudence). Les crucifix romans respectent des codes stylistiques très précis, que nous ne rappellerons pas ici, et le Christ de Saint-Flour présente à l’état pur tous ces caractères. Il s’inscrit parfaitement dans un ensemble d’une quinzaine de crucifix qui, s’ils ne sont pas tous de la même main, possèdent les mêmes caractères et forment une « famille »[10]. D’autre part, l’étude qui vient d’être menée par des restaurateurs professionnels ne laisse plus de place au doute et l’affaire est donc enfin réglée. Mais peut-être n’est-il pas inutile de se demander pourquoi affaire il y a eu. D’où vient donc que le Christ noir de Saint-Flour soit resté si longtemps controversé ?

Le Christ noir, détail. Cliché P.M.

 

J’examinerai ici la théorie la plus récente et la plus détaillée, celle d’Yves Morvan, présentée en conférence en 2015 et imprimée en 2017. La thèse est la suivante : le Christ noir est une copie, exécutée au XIXe siècle, du Christ roman d’Auzon. Certains défauts permettraient de déceler le travail du copiste, qui aurait bêtement reproduit ce qu’il aurait pu modifier sans éveiller l’attention, et modifié ce qu’il aurait dû reproduire servilement.

À vrai dire, la simple critique interne de la « démonstration » proposée par M. Yves Morvan suffit à en dévoiler la faiblesse. L’auteur commence par remarquer que notre Christ est en parfait état de conservation, « ce qui, s’il est médiéval, est tout à fait exceptionnel : nulle attaque de xylophages et pas la moindre fissure, état remarquable… et donc suspect pour une œuvre d’époque romane ». Une inspection sur place un peu plus soignée, ou de meilleurs clichés, auraient permis d’éviter un si mauvais départ en faisant voir les nombreuses fissures de la statue ainsi que les nombreux trous dus à plusieurs attaques d’insectes, attaques d’ailleurs confirmées par l’étude technique récente de la pièce. Dès 1926, d’ailleurs, une note des Monuments historiques signale que le crucifix est « vermoulu à certains endroits »[11]. En fait de « parfait état de conservation », on a vu nettement mieux.

Morvan considère comme acquis que l’ancien crucifix de Saint-Flour a été brûlé à la Révolution, suivant en cela Fouilheron, bien qu’aucun document ne le prouve. Les révolutionnaires, nous dit-on, n’auraient pas laissé échapper au bûcher une pièce de cette importance. C’est pourquoi Fouilheron proposait deux hypothèses pour le Christ noir actuel, qui serait soit « un Christ ancien, de provenance inconnue », soit « une réplique récente postérieure aux années révolutionnaires ». Morvan choisit la seconde branche de l’alternative, au contraire de Fouilheron, qui remarquait la présence de clous et de morceaux de métal sur le perizonium (le « jupon »), et imaginait de façon pertinente la présence à cet endroit de lames d’argent, non dès l’origine, à cause des traces de polychromie relevées par ailleurs, mais à une époque postérieure. Il concluait alors de façon correcte à l’ancienneté de la pièce, de telles traces n’ayant aucune chance d’avoir été produites au XIXe siècle, mais se ralliait prudemment à la datation de Paul Thoby, soit le XIIIe siècle.

L’argument aurait dû régler la question pour Yves Morvan également, qui au contraire ne voit pas là « une preuve d’ancienneté du Beau Dieu Noir ». Lisons la justification de cet étrange déni : « Ces décors d’applique seulement fixés à l’aide de quelques clous se volaient facilement et étaient interchangeables. L’ancien Christ en était probablement pourvu et une bonne copie se devait de l’être également. Si ces ajouts furent volés en période de trouble, les voleurs y laissèrent les clous découverts par le restaurateur contemporain. Donc, selon nous, ces fragments de feuilles d’argent ne sont pas nécessairement une preuve d’ancienneté du beau Dieu noir ».

Que comprendre ? Le Christ actuel, d’après Morvan, serait copié sur celui d’Auzon, qui ne présente pas ces reliquats de lames d’argent. L’ancien Christ de Saint-Flour, lui, aurait péri dans un bûcher révolutionnaire. Et pourtant le copiste du XIXe siècle aurait copié les clous et les vestiges de revêtement sur le crucifix de Saint-Flour disparu quelques dizaines d’années plus tôt. Ou bien, si on lit autrement ce passage confus, le copiste aurait réalisé un placage d’argent maintenu par des clous (mais copié sur quoi, puisque le Christ d’Auzon ne présente aucun placage ?), élément qui aurait été volé plus tard en une période de troubles (laquelle ?). Il faudrait aussi imaginer que ce copiste particulièrement précis ait reproduit des vestiges de polychromie antérieures aux plaques de métal, vestiges en effet visibles et bien documentés dans l’étude technique récente, du reste déjà remarqués par Joël Fouilheron, tout cela sans avoir à aucun moment le Christ ancien de Saint-Flour sous les yeux, celui-ci étant détruit. Il est difficile de faire moins crédible.

Les autres arguments de M. Morvan ne valent pas mieux. Nous faisant l’honneur de citer abondamment notre petite notice consacrée au Christ noir, dans notre « Cantal insolite » (2012), Morvan accepte avec enthousiasme le rapprochement que nous faisions entre le Christ de Saint-Flour et celui d’Auzon, mais là où nous voyions un seul ciseau (du XIIe siècle), Morvan voit un modèle roman et sa copie du XIXe siècle. Le copiste moderne n’aurait pu résister à faire étalage de ses compétences et aurait « signé » son œuvre en s’écartant du modèle, notamment en « montrant sa supériorité en matière d’anatomie et d’expression des sentiments ». Paradoxalement, notre auteur affirme presque immédiatement que « la copie du beau Dieu noir est trop servile pour être une réplique ». C’est-à-dire que le copiste aurait reproduit fidèlement les détails vestimentaires, les plis (et même le revêtement métallique qui n’existe pas à Auzon, ne l’oublions pas !), mais n’aurait pu s’empêcher de mettre sa patte sur les traits du visage, et notamment de réaliser un Christ trop souffrant.

Ici M. Morvan se révèle encore une fois un excellent acrobate, faisant grand cas d’une expression utilisée par nous en 2012 à propos de la « souffrance contenue » du Christ de Saint-Flour. Les crucifix romans n’exposeraient pas la douleur du Christ et le copiste aurait donc commis un anachronisme. Cette expression est citée deux fois et fait figure d’indice, mais M. Morvan lui fait dire le contraire de ce qu’elle signifie. Car lorsque l’on parle de souffrance contenue, c’est bien sûr le mot « contenue » qui importe. Le Christ souffre sur la croix, il est d’ailleurs en train de mourir. Les yeux sont mi-clos et la fin est proche mais, conformément à l’esprit roman, qui, c’est vrai, répugne à mettre trop en avant cette souffrance, alors qu’elle sera par la suite exprimée sans limite, la souffrance est ici contenue, précisément. Il est bien clair que parler de souffrance contenue ne peut en aucun cas exprimer la virulence de la souffrance. Benoît-Henry Papounaud, en 2002, évoquait quant à lui une « douleur sereine et calme », et ce faisant n’insistait pas sur la douleur, mais sur le calme et la sérénité. M. Morvan, au contraire, a besoin de voir le copiste trahir son modèle en exagérant la souffrance exprimée par son crucifix. Cependant il se trompe doublement. Outre que le Christ noir affiche une souffrance « contenue », voire « sereine et calme », et non un déchaînement de grimaces exprimant une douleur atroce, comme n’importe qui peut s’en rendre compte, les autres crucifix romans de la région sont loin de ne manifester aucun pathos. Du reste, la polychromie disparue pouvait souligner les plaies du Christ et la présence massive du sang. En fin de compte, la seule spécificité notable du Christ noir est dans les yeux un peu moins ouverts qu’à Auzon (mais d’autres exemplaires se rapprochent sur ce point de celui de Saint-Flour). Yves Morvan semble ignorer que le XIIe siècle a connu une évolution de la représentation du Christ sur la croix, et que l’époque romane n’est pas incapable d’accepter la représentation de la douleur. Durant cette période, la couronne royale fait place progressivement à la couronne d’épines, la tête se met à pencher, le colobium, vêtement royal couvrant l’essentiel du corps, tombe en désuétude et se voit remplacé par un périzonium qui ne cache pas le corps supplicié, les côtes saillantes, les plaies, une nudité vécue comme une humiliation, mais une humiliation glorieuse, et qui le serait moins si elle était cachée davantage[12]. Un récit attribué à Geoffroy de Viterbe, mais apparemment d’une origine imprécise, daté selon les auteurs des années 1064, 1149 ou 1189, raconte comment les habitants de Viterbe, en Italie, auraient rasé une ville nommée Ferentino et exterminé ses habitants, simplement parce que ceux-ci ne voulaient pas croire à la mort du Christ sur la croix et s’ingéniaient à le représenter les yeux ouverts[13]. Il est donc bien certain que la « souffrance  contenue » du Christ de Saint-Flour ne remet pas en question son appartenance au XIIe siècle, ni par la souffrance exprimée, ni par le fait qu’elle soit contenue.

Sans compter que nous avons affaire désormais à un copiste bien étrange, capable de reproduire très exactement certaines parties, et témoignant par là d’une volonté de coller au plus près au modèle, mais qui, sans raison, change la physionomie du visage et rend bêtement sa copie « non conforme ».

À vrai dire, les crucifix romans peuvent se ressembler sans pour autant être semblables. Il n’y a pas d’ailleurs de véritables « répliques », c’est-à-dire de copie conforme, de reproduction à l’identique, mais plutôt un air de famille. Il est évident au premier coup d’œil que le Christ de Vebret n’est pas de la même main que celui d’Auzon, ni celui de Valuéjols de la même main que celui de Montsalvy : les différences de style, et de niveau de compétence, sont frappantes, alors même que tous les canons sont respectés : attitude générale du corps, taille et allure du périzonium, position de la ceinture axiale, « souffrance contenue » des visages, position des pieds, etc. Sans être semblables, les Christs de Saint-Flour et d’Auzon, mais aussi de Montsalvy et de Lavoûte-Chilhac, sont cependant très proches, et il n’est pas exclu d’y voir l’œuvre d’un même atelier voire d’un même artisan, qui cependant ne s’est jamais répété exactement.

 

Le Christ d’Auzon. Cliché P.M.

 

Nous passerons vite sur quelques autres détails de la « démonstration » de M. Morvan. Celui-ci remarque que la plaie du coup de lance, au niveau du thorax, n’est curieusement pas sculptée à Saint-Flour, mais seulement peinte, et du mauvais côté. Il aurait pu se demander comment son copiste, se voulant fidèle, a pu oublier de reproduire correctement ce « détail » pourtant visible du Christ d’Auzon. Il est également étrange qu’un sculpteur qui en rajoute dans le pathos, par méconnaissance de la psychologie du XIIe siècle, omette de montrer une plaie béante en relief et se contente de quelques taches de peinture rouge. Autre argument proposé : la présence de trois mèches sur une épaule et d’une seule sur l’autre, alors que le XIIe siècle respectait scrupuleusement la règle de la symétrie. L’asymétrie des mains est également convoquée dans le même but, mais pas de chance : l’étude technique récente a montré qu’en effet l’une des deux mains est un ajout postérieur. Les mèches manquantes résultent très certainement d’une restauration du même genre, ce que M. Morvan aurait pu envisager plus sérieusement s’il n’avait pas fait de la modernité du crucifix une pétition de principe.

Dans son article, M. Morvan regrette qu’une analyse technique des peintures n’ait pas été faite, qui aurait montré si le revêtement du Christ noir relève d’une « peinture à l’huile brillante » (moderne) ou d’une « détrempe mate à la colle animale comme cela se pratiquait au Moyen Âge ». Une telle étude, est-il malencontreusement écrit, « aurait évité bien des discussions ». Mais personne ne conteste que la peinture noire soit moderne, la question étant plutôt de savoir si une polychromie se cache sous la couche noire. Or l’étude technique vient d’avoir lieu et confirme la présence de plusieurs couches de peinture sous l’actuelle.

Nous arrivons à la conclusion de l’auteur : le Christ ancien a été brûlé à la Révolution. « Avant 1838 », soit « en pleine période romantique », on aurait fait faire une copie du Christ d’Auzon pour remplacer le crucifix brûlé. En effet, un Christ noir est signalé pour la première fois dans la cathédrale à cette date par l’architecte Arveuf[14]. « Cette période fut féconde, surtout sous Napoléon III, en pastiches de toutes sortes et en restaurations de Viollet-le-Duc », nous dit-on alors, en oubliant que Napoléon III et Viollet-le-Duc (né en 1814) n’ont qu’assez peu sévi avant 1838… Ainsi s’achève, dans le brouillard le plus complet et les contradictions les plus voyantes, un article qui n’aurait peut-être jamais dû voir le jour.

Pourquoi donc tant d’égarements ?

Le Christ noir. Cliché P.M.

 

Le problème du Christ noir a été dès le départ mal posé. Il semble que l’hypothèse d’une copie du XVIIIe ou du XIXe siècle, chez les premiers auteurs, hypothèse que rien n’imposait, ait joué un rôle majeur. Si Aleil se basait sur le bon état de conservation (largement exagéré) du crucifix, Fouilheron essayait d’expliquer qu’un Christ noir disparu ait pu subitement reparaître. Mais en réalité rien ne prouvait que le crucifix ancien avait été détruit, et rien n’obligeait à imaginer qu’on ait voulu en faire une « réplique assez exacte pour engendrer dans l’esprit des fidèles la confusion entre l’image ancienne et l’image nouvelle ». Il était facile de s’engouffrer dans la brèche ainsi ouverte, d’autant que Jacques Bousquet, en 1974, l’agrandissait encore. La piste était pourtant doublement fausse.

Pour commencer, les substitutions de statues ont été en réalité très fréquentes, sans qu’on ait cherché à copier l’ancienne, comme le montre l’exemple (parmi d’autres) de la Vierge « noire » de Mauriac, dont la version actuelle, soi-disant romane, ne peut guère remonter au-delà du XVIIe siècle. On ne sait pas à quoi ressemblait celle qui l’a précédée, mais la substitution a parfaitement fonctionné. Les fidèles, hier comme aujourd’hui, ne sont pas des historiens de l’art sensibles au style de la statue vénérée. Si le remplacement a lieu assez longtemps après la disparition, l’idée d’une ressemblance souhaitable est encore moins pertinente.

D’autre part, on ne faisait pas, avant 1838, de copies serviles d’œuvres du Moyen Âge. D’abord parce que le goût pour le Moyen Âge était encore très peu affirmé, que l’on confondait allègrement les époques et que très peu de savants, comme nous l’avons montré ailleurs, étaient capables de différencier gothique et roman[15]. On ignorait particulièrement qu’il existât un « canon » si précis pour la représentation du Christ sur la croix, et on ne savait à peu près rien des évolutions du style en ce domaine. Cela explique qu’on ait pu classer le Christ de Saint-Flour comme étant du XVe siècle, en 1908[16]. La première église néoromane assumée, dans le Cantal, date des années 1850. Quand, à la même période, on reconstruit la chapelle de Chambres (commune du Vigean), on récupère les chapiteaux romans de l’ancien édifice mais on rebâtit autour une église néoclassique. Rappelons que le terme même de « roman » ne date que de 1818, et qu’il mit un certain temps à s’imposer et à se diffuser. En 1824, l’érudit cantalien Jean-Baptiste Deribier du Châtelet qualifie l’église entièrement romane de Sauvat, qu’il connaissait bien, de monument « gothique ».

Pour finir, nous avons une bonne connaissance des artisans disponibles sur le terrain au XIXe siècle, et aucun n’avait les compétences requises. Le seul véritable « pasticheur » ayant opté pour le style roman, Jean Ribes (1849-1919), nous offre d’ailleurs un argument décisif. Ce véritable génie du ciseau s’est plu spécialement à copier l’art roman, y compris local, et s’en est inspiré pour créer des œuvres personnelles. Mais ses crucifix ne ressemblent en rien à ceux du XIIe siècle, que visiblement il ne connaissait pas, et s’inspirent de ceux de la période moderne[17].

Faire l’hypothèse d’un crucifix « roman » qui serait une copie du XVIIIe siècle (supposition d’Aleil) ou du début du XIXe siècle (hypothèse de Fouilheron et affirmation de Morvan) n’est donc pas pertinent. Les premières études sur les Christs romans – et nous ne saurions le reprocher aux auteurs – se fondaient sur une connaissance très faible du corpus et ignoraient le caractère très codifié des représentations du Christ en croix. Or il n’est pas possible de comprendre le crucifix de Saint-Flour sans le comparer à la quinzaine de crucifix romans conservés en Auvergne et dans ses marges.

Mais si le Christ noir de Saint-Flour a tant fait parler de lui et suscité des théories si étranges, c’est aussi à cause de sa réelle originalité. La couleur noire, bien sûr, ne pouvait qu’exciter les imaginations, alors qu’elle n’est due très certainement qu’à une mode en vigueur au début du XIXe siècle. C’est ainsi qu’en 1846, à Saint-Flour, l’abbé Jarrige s’apprête à rendre la statue de Notre-Dame de Fridière au culte et se demande s’il ne conviendrait pas de la peindre en noir, à la ressemblance de Notre-Dame aux Neiges[18]. On peut supposer que le crucifix de Saint-Flour a subi quelques années auparavant un traitement similaire. Mais voilà : depuis plusieurs dizaines d’années le noir fait parler, à Saint-Flour comme à Mauriac. De plus, on n’est pas habitué à voir des crucifix peints en noir ; les reflets sont différents, la lumière ne produit pas les mêmes effets et l’impression générale en est naturellement transformée, laissant naître l’idée d’une singularité originelle. Enfin, tous les auteurs, depuis Rochemonteix en 1902, ont remarqué la qualité extrême de la sculpture et vanté sa beauté, ce qui est encore une autre particularité bien propre à éveiller quelques doutes : le Christ noir était peut-être trop beau pour être roman. La chose est claire chez Rochemonteix, qui proposait le XVe siècle pour Saint-Flour alors qu’il admettait le XIIe siècle pour le Christ de Valuéjols, où il voyait « une œuvre d’un travail plutôt barbare », méritant cependant « d’être conservée pour servir à l’histoire de la statuaire au XIIe siècle dans la contrée »[19]. Discours tout autre pour Saint-Flour, où il trouve « un très beau Christ noir, en bois, de grandeur naturelle, œuvre du XVe siècle ». Et il ajoute : « C’est assurément ce que nous offre de mieux, en ce genre, le diocèse de Saint-Flour »[20]. L’époque romane était encore jugée trop « barbare » pour produire des chefs-d’œuvre ! C’est donc aussi à son extraordinaire beauté que le Christ noir doit d’avoir été si mal situé. On retrouve cette forme de naïveté chez Morvan, qui juge le copiste de Saint-Flour bien meilleur que son lointain devancier d’Auzon. Trop beau pour être vrai, le Christ de Saint-Flour illustre aussi, peut-être, le terrible complexe d’infériorité de l’Auvergnat, qui considère trop facilement que rien de grand et de raffiné n’a pu être produit, jadis, sur ses terres…

Pierre MOULIER

[1]. Paul Thoby, Le crucifix des origines au Concile de Trente. Étude iconographique, Nantes, 1959.

[2]. Pierre-François Aleil, « Les grands crucifix de bois en Haute-Auvergne », Revue de la Haute-Auvergne, 1963, p. 235.

[3]. Joël Fouilheron, « Du Bon Dieu de Saint-Flour au Christ noir de la cathédrale », Revue de la Haute-Auvergne, 1965, p. 490-496.

[4]. Claire Delmas, « Le crucifix roman de Salles-la-Source », Revue de la Haute-Auvergne, 1990, p. 51.

[5]. La cathédrale Saint-Pierre de Saint-Flour, Cantal, Itinéraires du patrimoine, Inventaire du patrimoine, 2002, p. 30-31.

[6]. Pascale et Pierre Moulier, Le Cantal insolite, Lascelle, 2012 (réédition 2017), p. 75-76.

[7]. La Montagne, le 16 juin 2016 : « Le Christ noir de la cathédrale de Saint-Flour est passé au scanner ».

[8]. Le carbone 14 (et non le scanner…) a parlé : le chef-d’œuvre doit être situé quelque part entre 1049 et 1270. Dominique Faunières et Agnès Blossier, Rapport d’étude, Christ crucifié dit Christ noir, bois polychromé, fin XIIe siècle-début XIIIe siècle, Conservation régionale des monuments historiques, dossier 4601.

[9]. Yves Morvan, « Le Christ noir de Saint-Flour », Bulletin historique et scientifique de l’Auvergne, janvier-juin 2015 (paru fin 2017), p. 45-54.

[10]. Voir sur ce sujet l’article d’Adeline Carrière, « Les grands crucifix de bois de l’Auvergne et de ses marges », Recherches en histoire de l’art, n° 7, 2008, p. 7-27, ainsi que notre compte-rendu dans Patrimoine en Haute-Auvergne, n° 20, juillet 2010, p. 53-54.

[11]. Rapport, annexes.

[12]. Jean Wirth, L’image à l’époque romane, Paris, 1999, p. 224.

[13]. L’histoire est rapportée comme significative d’une évolution stylistique par Jean Wirth, op. cit., p. 224.

[14]. Joël Fouilheron, op. cit., p. 493.

[15]. Pierre Moulier, Frédéric de Marguerye, un évêque archéologue dans le Cantal, Saint-Flour, 2008.

[16]. Le classement suivait la datation proposée sans la moindre argumentation par Adolphe de Rochemonteix en 1902 (Les églises romanes de la Haute-Auvergne, Paris, 1902, p. 142).

[17]. Pierre Moulier, Jean Ribes, un sculpteur roman dans le Cantal en 1900, Saint-Flour, 2009, réédition 2016.

[18]. Joël Fouilheron, op. cit., p. 494.

[19]. Adolphe de Rochemonteix, Les églises romanes de la Haute-Auvergne, Paris, 1902, p. 410.

[20]. Ibid., p. 142.