L’église de Bort-les-Orgues, aux confins de la Corrèze et du Cantal, présente un intérêt considérable et a déjà attiré la curiosité de plusieurs chercheurs. En 1992, Éliane Vergnolle, l’un des grands spécialistes de l’art roman, publiait un article sur les chapiteaux romans « archaïsants » de l’église Saint-Germain de Bort[1], tandis qu’Évelyne Proust, en 2004, leur consacrait une notice dans sa thèse portant sur la sculpture romane en Bas-Limousin[2]. Nous sommes en mesure d’apporter un éclairage supplémentaire sur ces chapiteaux, dont deux datent en réalité de 1902 et résultent très probablement d’une main cantalienne que nous connaissons bien.
L’édifice est d’une structure complexe qui témoigne de profonds remaniements au cours des siècles. Citée à la fin du Xe siècle, l’église abrite plus tard l’un des premiers prieurés de La Chaise-Dieu. La nef a été entièrement refaite au XVe siècle, époque de la construction d’une des deux chapelles latérales, la seconde étant ajoutée au XIXe siècle pour faire symétrie. Des travaux sont engagés en 1835 puis surtout en 1887 sous la direction d’Anatole de Baudot[3]. En 1902, « l’arc doubleau est du chœur », comme le précise le devis, est refait. Le décompte des travaux signale « la sculpture de deux grands chapiteaux du chœur » pour un peu moins de 170 francs. Évelyne Proust, qui cite ces documents, a cherché en vain ces deux chapiteaux modernes : « Nous n’avons pu déceler la présence des deux corbeilles qui auraient été sculptées en 1902 », écrit-elle. Et pourtant elles sont bien là, à l’emplacement indiqué par les documents, c’est-à-dire à la base de « l’arc doubleau est du chœur », soit l’arc d’entrée de l’abside, bien différent en effet de l’arc triomphal. Éliane Vergnolle et Évelyne Proust ont considéré ces deux chapiteaux comme pleinement romans et dissertent longuement sur leur symétrie, leur emplacement, les points communs et les différences qu’ils affichent avec les autres.
Disons sans tarder que l’erreur des deux spécialistes est bien excusable, car pour s’apercevoir du caractère récent de ces sculptures il faut impérativement posséder la connaissance intime de la manière d’un artiste local de l’époque, Jean Ribes, encore actif en 1902, tant celui-ci s’est ingénié à « faire roman » en s’inspirant de très près de ses lointains devanciers du XIIe siècle. On voit qu’il a bien trompé son monde ! Évelyne Proust décrit les deux chapiteaux avec précision : « Dans la partie inférieure de leur corbeille, on observe une couronne constituée d’un alignement de paires de hautes demi-palmettes adossées aux lobes charnus. Les tiges de deux demi-palmettes affrontées sont attachées ensemble par un lien. Le reste de la corbeille montre un réseau de tiges nervurées qui s’enroulent en boucles, parfois liées entre elles (au centre des faces latérales), terminées soit par des fleurons soit, le plus souvent, par des têtes de félin crachant des végétaux »[4]. En 1992, Éliane Vergnolle voyait des têtes de félins ou des têtes d’oiseaux surmontées d’aigrettes, et remarquait avec pertinence que les deux pièces « révèlent des sources d’inspiration différentes de celles des œuvres précédentes »[5].
La présence de ces « félins », qui sont aussi bien des serpents revisités, aurait pu davantage mettre la puce à l’oreille de nos auteurs, puisque tous les autres chapiteaux de l’église, les quatre en place et les trois déposés, ne présentent que des feuillages, sans la moindre présence d’animaux. Ce sont ces motifs zoomorphes, et notamment les serpents affrontés ou crachant des tiges végétales, qui livrent la clef, car il s’agit d’un thème récurrent dans l’œuvre vaste et grandiose de Jean Ribes.
Qui est donc cet artiste assez génial pour tromper les spécialistes, même quand les archives signalent explicitement le caractère moderne de l’œuvre ?
À vrai dire, il n’est pas ce qu’il est convenu d’appeler un « artiste », et lui-même se considérait comme un artisan – le terme de « sculpteur », qu’il emploie, ne signifiant pas nécessairement autre chose. Il travaille la pierre aussi bien que le bois, et a laissé sa marque dans un grand nombre d’édifices autour de Fontanges, d’où il vient, et de Mauriac, où il s’installe vers 1880. Nous ne pouvons ici que résumer à très grands traits l’étude que nous lui avons consacrée en 2009[6]. Jean Ribes naît à Fontanges en 1849, premier fils de Louis Ribes, sculpteur, et petit-fils d’autre Jean Ribes, fabricant d’armoires. Il a trois frères, qui seront sculpteurs comme lui, dont un autre Jean Ribes encore, ce qui n’a pas facilité l’identification des uns et des autres. Notre Jean Ribes est un personnage étonnant. Les rares documents écrits de sa main témoignent d’un niveau scolaire moyen, et c’est donc par lui-même qu’il va s’intéresser aux nombreuses productions romanes de sa région et s’en inspirer pour produire ses propres motifs. Jean Ribes est aussi à l’aise dans la restauration – on le constate une nouvelle fois à Bort – que dans la création. Quand il crée, il ne se contente pas de reproduire, ni de pasticher, mais il transforme, adapte, recompose, et finalement produit une œuvre personnelle qui devient vite facilement identifiable pour qui se familiarise avec son style. Les deux chapiteaux de Bort ne sont pas signés, et les archives ne livrent aucun nom, mais la signature est bien là, dans des motifs ribiens caractéristiques. Ainsi l’animal crachant ou avalant une tige, comme les serpents affrontés, gueule grande ouverte, se voient ailleurs, au portail de la chapelle du Mas à Auzers, sur un retable à Ydes et Menet, sur un confessionnal à Saint-Christophe-les-Gorges. Le serpent, et plus généralement les animaux réels ou fantastiques contorsionnés, crachant des tiges végétales avec cette même allure furieuse, sont un classique du Maître, qui, comme ses devanciers romans, aime enchevêtrer ses motifs, mélanger les registres et créer ainsi le dynamisme de ses compositions. À Bort, il se montre plus soucieux d’imiter le style roman qu’à Saignes, à la même époque, où on lui doit très probablement les quatre chapiteaux de la nef, qui eux aussi, pourtant, ont trompé les spécialistes[7]. Et pourtant les chapiteaux de Saignes multipliaient les bizarreries, à commencer par le triplement d’un même motif, reproduit sur chacune des trois faces. On en déduit qu’à Bort Ribes tient davantage à faire illusion, peut-être aiguillé par l’architecte en charge des restaurations. Excellent technicien, très bon connaisseur de l’art roman local, à une époque où on ne l’a guère étudié, puisque le premier livre sur la question date de 1902[8], Ribes a dû être considéré comme un sculpteur « agréé » et apte à compléter les édifices romans qui en avaient besoin. Il joue ce rôle à Saignes, mais aussi à Champagnac à partir de 1885, à Mauriac pour le trumeau du portail refait à la fin du siècle, enfin à Salers en 1891, où il re-sculpte intégralement le porche et le portail de l’église. Là aussi on a considéré longtemps que l’œuvre était romane, alors que seules les pierres des murs remontent au XIIe siècle, toutes les parties sculptées étant de la main de Ribes.
Au delà du plaisir de découvrir de nouvelles œuvres du Maître, quelques enseignements peuvent être tirés de cette identification. L’erreur des spécialistes est excusable, on l’a dit, mais aussi instructive. Nous savons que le XIXe siècle a beaucoup construit dans le style médiéval, et qu’il a également beaucoup restauré. Parfois les ajouts et transformations sont évidents, comme à Champagnac, où la pierre utilisée par Ribes diffère nettement de celle de l’œuvre romane. Mais il arrive que l’apport soit difficile à déceler, comme c’est le cas à Bort, et dès lors il est nécessaire de bien connaître le XIXe siècle pour bien comprendre le XIIe et ne lui attribuer que ce qui lui revient[9]. Malheureusement, l’université craint comme la peste le mélange des genres et des époques : le spécialiste du Moyen Âge peut se permettre (et en général ne s’en prive pas) de tout ignorer des périodes ultérieures, et inversement, alors même que le XIXe est le siècle de l’historicisme et des références constantes au passé. Le cas de Jean Ribes, qui travaille en lien étroit avec le passé, et à l’occasion le « complète », suffit à prouver qu’il est absolument nécessaire de savoir dépasser les clivages scolaires.
Pierre Moulier
[1]. Éliane Vergnolle, « Les chapiteaux romans de Bort-les-Orgues (Corrèze) », De la création à la restauration, travaux offerts à Marcel Durliat, Toulouse, Atelier d’histoire de l’art médiéval, 1992, p. 215-225.
[2]. Évelyne Proust, La sculpture romane en Bas-Limousin, Paris, 2004, p. 240-242.
[3]. Nous citons le dossier conservé aux archives départementales de la Corrèze (2 O 253) d’après la notice très complète d’Évelyne Proust, op. cit.
[4]. Ibid., p. 242.
[5]. Éliane Vergnolle, op. cit., p. 219.
[6]. Pierre Moulier, Jean Ribes, un sculpteur « roman » dans le Cantal en 1900, Saint-Flour, 2009, édition augmentée en 2016.
[7]. Pierre Moulier, Saignes, son église romane, sa chapelle castrale, Saint-Flour, 2014, p. 37-42.
[8]. Adolphe de Rochemonteix, Les églises romanes de la Haute-Auvergne, Paris, 1902.
[9]. Comme l’a bien vu par exemple Xavier Barral y Altet, Contre l’art roman ?, Fayard, 2006, p. 31 sq.