Sylvain Tesson, voyageur-écrivain, a délaissé les forêts de Sibérie et autres immensités de l’Asie pour traverser la France, en diagonale et en catimini, puisqu’il n’emprunte, autant que possible, que les « chemins noirs », c’est-à-dire ceux qui sont indiqués d’un simple trait noir sur les cartes d’état-major. Réalisation d’un vœu formulé sur un lit d’hôpital, ce parcours lui fait traverser entre autres une partie du Cantal, par Pierrefort, Murat, le Plomb, l’Artense, avec un petit crochet bien involontaire à Aurillac. Récit de haute valeur littéraire, malgré un manque de péripéties notables, ou plutôt, peut-être, précisément pour cela. Il semble que les récits de marcheurs soient à la mode, et j’avoue avoir craint le pire en commençant ma lecture. Les grands espaces, la ruralité, les montagnes, les vaches… on commence à connaître tout cela dans la langue des Parisiens qui, régulièrement, viennent prendre le vert dans nos contrées. Le programme habituel comprend du sport, de la communion avec la nature, parfois des bons sentiments et des envolées lyriques, bref de quoi plaire aux bobos des villes et des champs, mais pas toujours de quoi satisfaire notre ardent désir d’une authenticité qui ne soit pas de pacotille et d’apparat. Avec Tesson, disons-le sans tarder, nous sommes particulièrement bien servis : s’il y a de la contemplation, elle est sans mièvrerie ; les descriptions sonnent juste et ne tirent pas à la ligne ; les remarques philosophiques, toutes en discrétion, s’accompagnent d’un humour honnête et brillent le plus souvent par une sorte d’évidence tranquille, surtout quand il s’agit de mesurer la pertinence de « l’aménagement du territoire » que subissent les zones d’hyper-ruralité traversées. Le lecteur doit cependant être prévenu qu’il apprendra bien plus sur le voyageur Sylvain Tesson que sur les pays qui forment l’objet de sa contemplation.
Ce voyage, commencé dans l’extrémité sud-est de la France et terminé à la pointe du Cotentin, trouve son origine dans le grave accident qui faillit coûter la vie à notre marcheur. « Pris de boisson » et faisant le pitre sur un toit, Sylvain Tesson chute et se casse en mille morceaux. Il faut dire adieu à l’alcool, faire avec une gueule cassée, supporter de longs mois d’hôpital, durant lesquels un projet émerge : au lieu d’une pénible rééducation sur tapis roulant, traverser la France à pied. Pas n’importe quelle France cependant, celle de l’hyper-ruralité, comme la nomme un rapport officiel dont la carte orne la page douze du livre. Le Cantal y est intégralement tenu pour hyper-rural, alors que la Corrèze voit Brive et Ussel (!) échapper à la zone grisée, ce qui ne devrait pas faire plaisir aux élus d’Aurillac et environs qui font vraiment tout ce qu’ils peuvent pour mettre en valeur leur urbanité et coller du béton partout (je pense par exemple à cet étrange « échangeur autoroutier » qui dessert désormais Laroquebrou). Tesson cherche donc une France sans béton et sans aménagement, cette « pollution du mystère ». Un rêve ? Peut-être, là est pour nous la question : ce département intégralement et profondément « hyper-rural » qu’est censé être le Cantal porte-t-il encore bien ce titre ? Le passage de notre sympathique marcheur en nos vertes contrées peut sans doute nous aider à y voir plus clair.
Je ne vais pas raconter par le menu les étapes du voyage, ni m’appesantir sur les qualités littéraires du récit. Qu’il me suffise de dire que les modestes aventures qui y sont rapportées ne laissent pas place à l’ennui, que les citations d’auteurs sont toujours bienvenues, sans pédanterie, et que si quelques phrases se veulent peut-être exagérément dignes d’une anthologie future, le ton demeure celui d’une parole directe et amicale. Du reste, Tesson est rejoint plusieurs fois par des amis venus faire un bout de chemin avec lui. L’ancien joyeux buveur n’est pas un solitaire et ne cherche pas le silence de l’Alaska, mais la rencontre d’une terre et, accessoirement, des hommes qui vivent dessus. Heureusement pour nous, il a le bon goût de ne pas croiser grand-monde et ne se donne pas le ridicule de jouer à l’ethnologue avisé. Rien n’est plus désagréable que ces savants de passage qui s’autorisent à nous expliquer le pays. Quand il fait parler les paysans et les piliers de bistrots, les dialogues, toujours très brefs, sont crédibles. Tesson fait aussi le choix d’éviter le tourisme et n’inflige pas à ses lecteurs la description des « curiosités » locales. On n’apprend donc rien ou presque sur le pays, mais on profite du regard que porte sur lui un homme qui connaît un peu le vaste monde et ses frères humains, et qui s’est aussi un peu usé les yeux dans les livres.
Parlons-en, justement, de ce regard. Tesson semble assumer sa mutation en conservateur, peut-être même en réactionnaire. Il n’aime plus trop le progrès et se méfie des « élites » qui, devant leurs écrans, dessinent un monde nouveau. C’est peut-être et même sûrement un hasard si sa plume se fait plus sombre lorsqu’il arrive dans le Cantal, mais ce détail m’a frappé, surtout que l’épisode cantalien survient après la traversée de l’Aubrac lozérien où tout n’est qu’émerveillement. À Pierrefort, dans un bistrot, Tesson a la mauvaise idée de feuilleter La Montagne. Un article vante les mérites du numérique, du très-haut-débit présenté par les élus comme le remède à tous les problèmes.
« Quelque chose n’allait plus. Ma mauvaise humeur était née de la lecture du quotidien La Montagne – où n’écrivait plus Alexandre Vialatte – devant des tasses de café noir qui réparaient mon insomnie dans le bistrot de Pierrefort. « Le numérique est une opportunité pour renforcer l’innovation », disait l’article. Cela commençait mal : personne ne savait ce que signifiaient des trucs pareils. Mais tous les élus de la région applaudissaient. Ils s’étaient réunis en congrès à Murol, ils préparaient la connexion de leur campagne. Ils mettaient en place le dispositif. Le journal annonçait : « le très haut débit au secours de la ruralité ». Ciel ! pensais-je, les voilà sauvés par cela même qui faisait clore les boutiques. « Ceux qui s’installent ici demandent le haut débit avant l’école », expliquait le maire d’un village dans l’interview, et il se félicitait par contrecoup de l’ouverture prochaine d’un « collège tout numérique » ».
Et Tesson conclut : « Personne n’ajoutait que tendre des écrans entre soi et le monde n’a jamais rien arrangé ». Même si la panacée numérique n’est pas le délire des seuls élus ruraux, Tesson touche ici quelque chose de profond, car la tendance est forte, par chez nous, à chercher un sauveur, fût-ce en la personne d’un câble enterré. Le téléphone, le micro-onde et la voiture à gadgets électroniques n’ayant, semble-t-il, pas suffi à régler nos problèmes, le « très-haut-débit » (dira-t-on bientôt, pour simplifier, le « Très-Haut » ?) ravive l’espoir…
Tesson repart, direction Prat de Bouc, mais les chemins noirs de la carte ne sont pas au rendez-vous sur le terrain. Un paysan lui explique qu’il ne les trouvera pas, que les chemins ont été modifiés. « l’IGN maintenait sur les feuilles les anciens tracés cadastraux accaparés par les paysans. Les propriétaires ne se cachaient plus de prendre leurs aises avec l’administration et d’avaler les chemins dans les confins de leurs parcelles ». Tesson remarque cependant que les croix de chemins sont toujours là, et même qu’elles se multiplient sur ce haut plateau qu’il traverse, ce qui lui donne l’occasion de se moquer des laïcistes pourfendeurs des crèches de Noël publiques. Au Lioran, l’ami qui l’a rejoint, venant de Russie, n’est pas étonné par les installations, car « habitué aux aménagements des espaces naturels par le génie soviétique ». La remarque fait mouche. Il y a bien quelque chose de soviétique dans cette volonté d’aménager coûte que coûte, de transformer le paysage en quelque chose d’utile voire de rentable (en théorie). Les éoliennes en sont un autre symbole, mais aussi les routes regoudronnées tous les six mois, les ronds-points multipliés, les carrefours métamorphosés en échangeurs américains, les zones commerciales les plus visibles possible, les opérations « cœur de village » qui transforment du vieux authentique en néo-vieux propret et sans âme. Tout cela donne l’occasion de manipuler les millions, de passer dans le journal et de faire travailler les entreprises de BTP. On dirait parfois que laisser tranquille un paysage est une faute professionnelle, le signe d’une absence d’ambition, un manque de volonté de s’en sortir et de « faire bouger » le pays. Comme s’il suffisait de gesticuler pour avancer. Comme si, d’ailleurs, il fallait absolument avancer. Notre auteur ne parle pas des éoliennes, et on le regrette un peu, parce que son point de vue aurait sans doute été intéressant.
C’est au pied du Plomb que Tesson fait une crise d’épilepsie qui le contraint à se laisser conduire d’urgence à Aurillac. Il a tort d’accuser les terres volcaniques et « le feu contenu sous le basalte » d’avoir provoqué sa crise. Il faut bien qu’un petit cliché se faufile de temps en temps dans une belle prose, pour qu’on se réjouisse d’en voir si peu. Puis les deux amis repartent vers le Pas de Peyrol, qui sera l’unique étape cantalienne appréciée. Il est vrai que sur les lignes de crêtes, seuls les chevaux, les vaches et les burons meublent l’espace. À Condat, ils sont frappés par le vide humain, le silence, les maisons à vendre qui ne trouvent pas d’acquéreur, les rues mortes. Tesson n’a qu’une hâte : quitter ce décor sombre propice aux idées noires. Occasion pour lui de glisser son aveu : le voici ouvertement nostalgique d’une époque qu’il n’a pas vécue, celles des villages à lampions, des fêtes populaires et de la ruralité vivante. On le rejoint sans peine. Demain ne sera sans doute pas meilleur qu’aujourd’hui, et aujourd’hui est sans nul doute possible pire qu’hier. Il est bien beau d’allonger statistiquement l’espérance de vie, mais cela n’empêche pas des gens de mourir d’un accident cardiaque à cinquante ans, et transformer les campagnes en hospice de vieillards n’est pas une fin en soi. Il paraît qu’« on n’arrête pas le progrès ». C’est un mot de promoteur routier et de vendeur de machines à laver ! Se fier aveuglément à la « modernité » reste le meilleur moyen de ne pas être intelligent.
Ainsi, il est très remarquable de voir Sylvain Tesson traverser le Cantal avec cette humeur sombre dont il ne parvient à se départir qu’en de brefs moments de grâce. Le lecteur patriote ne doit pas s’en trouver fâché, mais peut-être interrogé : et si l’hyper-ruralité n’était pas le lieu de la conservation du vieux, mais celui de la volonté de l’effacer, de la honte de l’avoir encore sous les yeux, de la volonté d’être comme les autres ? Sans doute on trouvera toutes les tendances dans la population, du paysan qui ne veut pas laisser prendre en photo le linteau de sa grange parce qu’il n’est pas « un indien dans sa réserve » (cela nous est arrivé) au bobo des villes qui vient se mettre au vert en apportant ses idées avancées en faveur des « migrants », alors même qu’il a choisi l’endroit où il risquait d’en trouver le moins. Il reste que la tendance est à l’urbanisation, la normalisation, la banlocalisation même. Partout on veut voir des skieurs et des cyclistes en tenue fluo, comme un signe d’ascension sociale pour le pays. Le vieux complexe d’infériorité débouche logiquement sur une frénésie compensatoire. Un peu d’art contemporain par ici, du théâtre de rue branchouille par là. Ah ! si on pouvait, enfin, être comme les autres ! Traversant l’hyper-ruralité, Tesson rencontre donc plus de morosité que de joyeuses farandoles, et le portrait qu’il fait du pays – portrait qui, certes, relève davantage de l’esquisse – n’a rien de bien plaisant. Plutôt que de s’en effrayer, on peut en profiter pour pratiquer l’art utile de l’introspection.
Pierre Moulier
Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs, Gallimard, 2016, 15 euros.