La Roche Percée à Laveissière


Par Alexandre Albisson et Pierre Moulier

Bien visible depuis la route qui court vers le tunnel du Lioran, au-dessus de Fraisse-Haut (commune de Laveissière), la Roche Percée est un habitat troglodytique qui demeure largement mystérieux. Les archives sont muettes à son sujet et aucune fouille approfondie n’a été réalisée. On y accède à pied à travers bois, par un sentier balisé assez raide dont il faut déconseiller l’usage par temps humide. Un chemin de grande randonnée (GR 400) passe non loin au-dessus. Le site est donc particulièrement isolé et a toujours été d’un accès fort difficile, ce pourquoi on a supposé qu’il s’agissait d’un ermitage. Le toponyme exprime la réalité physique du lieu : une paroi rocheuse percée de trois grosses cavités. Les trois niveaux sont reliés par un escalier taillé dans la roche. Au rez-de-chaussée, la salle mesure environ cinq mètres sur six pour une hauteur d’environ deux mètres. Le second niveau présente une salle plus petite dotée d’une niche à usage de placard ou de lit clos. Le troisième niveau contient la salle la plus vaste, dotée d’une sorte d’alcôve en appendice, de trois niches creusées dans les murs et d’une grosse citerne. Il est bien évident que la paroi aujourd’hui évidée était bouchée par des éléments maçonnés ou des palissades en bois disparus.

Ce dont nous sommes sûrs, c’est d’abord que le site est ancien. Il n’est mentionné qu’une seule fois dans les textes, au XVe siècle dans un terrier de Chambeuil, sous le terme de « roche de Fraixe »[1]. Ensuite, nous savons qu’il servit d’habitat paysan, comme nous le montre un dessin du carnet de voyage de Delécluze en 1821. Après être passé par Saint-Flour, Chaudes-Aigues et Murat, et avant de traverser les montagnes, Delécluze grimpe à ce qu’il appelle la grotte de « l’Hermitage de Fraysse-Haut »[2]. Il croque les grottes sur son album, agrémentées de deux personnages : une femme devant la porte et un homme en pleine action dans ce qui semble être un champ de blé. La légende de l’image confirme la présence à cette époque d’« une famille de cultivateurs qui, à grand-peine, font croître quelques grains parmi ces rochers ». On a peine à croire qu’un champ quelconque ait pu être cultivé sur la terrasse relativement étroite qui s’étale devant la grotte, mais Delécluze est formel et son dessin ne saurait mentir.

Le dessin de Delécluze, 1821
(Bibliothèque municipale de Clermont-Ferrand)

 

Ce dessin est pour nous un document exceptionnel, qui témoigne de deux choses a priori incompatibles : premièrement, l’utilisation du site par une famille, et deuxièmement, l’absence d’aménagement des grottes en vue d’en faire un habitat. Car le dessin montre les grottes presque telles qu’on peut les voir aujourd’hui, seule l’ouverture du rez-de-chaussée étant alors obturée par une porte munie d’un trou carré en manière de fenestron. L’escalier est aussi ouvert qu’aujourd’hui, de même que la salle supérieure, ce qui semble rendre rigoureusement impossible tout usage d’habitation pour ce niveau. La pièce du premier étage en revanche présente peut-être une maçonnerie de fermeture. Il faut signaler en outre que l’escalier est malcommode et ne peut être utilisé aujourd’hui, sans danger, qu’en raison d’un aménagement sous forme de rambarde métallique. Que faut-il donc penser de la présence de cette famille de cultivateurs ? Peut-être n’occupait-elle les lieux qu’à la belle saison. C’est ce que tend à confirmer la mémoire collective qui se souvient de deux bergères qui habitaient la grotte à la fin du XIXe siècle. Quoi qu’il en soit, une carte postale de 1917 nous montre que le site n’est plus occupé à cette époque[3].

Nous pouvons ensuite émettre quelques hypothèses à partir de quatre noms et dates gravés au dernier étage, sur le mur côté est, parmi les tags des années 1980. D’abord, deux inscriptions anciennes, « CIRE SEGRET » (peut-être le « fameux » curé Segret qui en 1707 voulut détruire la statue démodée de saint Pierre en majesté, à Bredons) et « PIE COHETE 1681 » (peut-être pour Pierre Cohete), révèlent que la grotte avait déjà ses dimensions actuelles au XVIIe siècle. Suivent des inscriptions plus récentes. D’abord, celle d’« HENRI ROCHE 1838 », que nous attribuons, après une recherche rapide dans l’état civil, à Pierre Henry Roche (1815-1867), menuisier à Fraisse-Haut selon son acte de mariage en 1841[4], mais qui aurait très bien pu être cultivateur quelques années plus tôt à la Roche Percée, à moins que cela montre que le site était abandonné cette année-là. Enfin, nous pouvons relever l’inscription « TEILHARD 1923 », qui évoque une famille bourgeoise divisée en plusieurs branches (Teilhard de Chardin, Teillard-Chambon, Teillard-Nozerolles, etc.), et qui se rendait fréquemment en excursion à la Roche Percée, comme l’atteste la correspondance du Père Teilhard et de sa cousine Marguerite Teillard-Chambon, habitant au lieu-dit du Chambon, face à Laveissière[5]. Nous retiendrons deux enseignements de cette inscription, d’abord qu’elle est collective, puisqu’elle implique le nom d’une famille et non d’un seul individu, puis que le site était déjà une curiosité touristique.

Graffitis dans la grande salle.

 

Pourtant, la destination de cet habitat, à des fins purement utilitaires, a longtemps échappé aux érudits locaux et aux voyageurs.

La première mention de la Roche Percée apparaît sous la plume de Pierre Legrand d’Aussy, visiteur consciencieux et systématique de l’Auvergne en 1788 et 1789 : « Au-dessus de laVessière sont différentes cavernes, creusées autrefois dans le tuf volcanique. Si, comme le prétend la tradition, il y en a une d’elles dans laquelle saint Austremoine, l’apôtre de l’Auvergne, vécut caché pendant quelque temps, elles doivent être fort anciennes »[6]. Il ne sera plus par la suite question d’Austremoine, premier évêque de Clermont, dont aucune légende ne prétend qu’il se soit retiré en Haute-Auvergne. En revanche on retiendra l’idée d’un ermitage.

Le premier Dictionnaire Statistique du Cantal de Jean-Baptiste Deribier du Châtelet, publié en 1824, évoque deux grottes ou cavernes à Laveissière : « On remarque également à La Veyssière le château et les cavernes creusées dans le rocher au-dessus du village. » Et un peu plus loin : « On remarque au Freysse-Haut des grottes qui avaient été, dit-on, la retraite de saint Calupan ; elles sont très curieuses ». Il semble que Deribier n’ait pas mis les pieds sur place et se base sur des on-dit. Il est le premier à évoquer Calupan, Legrand d’Aussy ayant parlé quant à lui d’Austremoine. Deribier revient sur Calupan dans sa notice consacrée à Méallet, arrondissement de Mauriac, mais de façon plus détaillée, puisqu’il nomme le rocher accueillant la grotte (le Rocantou). Il ajoute que l’entrée de la grotte aurait été accidentellement fermée par un éboulement[7]. Deribier, qui vivait au Châtelet, à Ydes, connaissait bien la région de Mauriac et beaucoup plus mal celle de Saint-Flour ou même de Murat.

Il y a, depuis, hésitation sur la localisation de la grotte de saint Calupan.

Le Dictionnaire statistique du Cantal seconde mouture (1852-1857), réalisé par un collège d’érudits successeurs de Deribier, reproduit les hésitations du devancier et place Calupan alternativement à Laveissière et à Méallet. L’article consacré à Laveissière présente ainsi les choses : « Dans une falaise de conglomérat qui règne le long de la montagne, au-dessus du village, est creusée une grotte formée de trois étages liés par des escaliers intérieurs, et comprenant, à chaque étage, plusieurs compartiments taillés au ciseau. Cette grotte fut évidemment un ermitage, et la tradition veut qu’il ait été habité par saint Calupan, l’un des premiers apôtres de l’Auvergne »[8]. L’auteur de ces lignes, probablement Paul de Chazelles, est un bon connaisseur de cette partie du Cantal, et du reste la description de la grotte est assez exacte et provient d’un homme qui connaît les lieux. Il est d’autant plus étonnant de voir Chazelles ignorer qu’une trentaine d’années plus tôt le site était habité et même cultivé, comme le rapporte Delécluze en 1821. Pour lui, il est évident que seul un ermite a pu vivre en cet endroit particulièrement peu accessible.

L’article consacré à Méallet évoque mais rejette l’hypothèse de Fraisse-Haut, tout en présentant le site comme mal identifié dans les gorges du Marilhou[9]. On aurait depuis trouvé un creux dans le rocher du Rocantou, et les traces d’une murette non loin du sommet[10]. Gabriel fournier, en 1962, indique même que « le site de cet ermitage (…) est encore parfaitement reconnaissable »[11].

La grande salle du troisième niveau.

 

L’intervention de l’ermite saint Calupan à Fraisse-Haut était pourtant moins improbable que celle d’Austremoine, et en partie suggérée par le site. Pour débrouiller l’affaire il faut revenir au texte initial, celui de Grégoire de Tours, « le père de l’histoire de France », qui comme son nom ne l’indique pas était auvergnat, et qui consacre une notice à Calupan dans sa Vie des Pères (Vita patrum), chapitre XI.

Grégoire de Tours est allé à la rencontre de Calupan, dans son ermitage, accompagné de l’évêque de Clermont saint Avit. Cette visite se situe entre 571, date de nomination d’Avit comme évêque, et 576, date de la mort de Calupan selon Grégoire de Tours. Grégoire explique que Calupan, moine au monastère de Meletum, épuisé par les privations, se voyait reprocher son inactivité par ses confrères et se fit ermite. Il « jeta les yeux sur une vallée située non loin du monastère et au milieu de laquelle s’élevait un rocher naturel, haut de plus de cinq cents pieds et complètement isolé des montagnes voisines. Cette vallée était traversée par un cours d’eau qui baignait mollement le pied du rocher. Ce fut dans une ouverture de ce rocher, qui avait servi autrefois de retraite en cas d’invasion des ennemis, que le saint ermite se retira et établit sa demeure, où l’on arrive maintenant par une échelle très difficile ; car ce lieu est d’un abord si peu aisé que les bêtes sauvages elles-mêmes, n’y parviennent qu’avec peine »[12].

 

Les escaliers taillés dans la roche.

Si la Roche Percée de Laveissière a pu passer pour le repaire du saint, c’est peut-être à cause de la citerne creusée au dernier étage, qui fait écho au texte de Grégoire de Tours : « Comme on lui apportait de l’eau du fond de la vallée, d’une distance de près de dix stades, [Calupan] pria le Seigneur pour qu’il lui plût de faire sortir une source dans le lieu même où était sa cellule. Alors ne lui fit point défaut cette vertu céleste qui autrefois faisait jaillir l’eau d’un rocher pour apaiser la soif de tout un peuple ; car à l’instant une source s’élançant du rocher se répandit sur la terre et forma des filets d’eau de tous côtés. Le saint, ravi du présent, creusa dans la pierre un petit bassin qui lui servait de citerne et qui tenait près de deux conges[13], afin de conserver l’eau qui lui était divinement donnée et dont il ne recevait chaque jour que la quantité nécessaire pour lui ». Cette citerne est bien présente à la Roche Percée, mais d’une plus grande contenance. D’autre part, le texte de Grégoire de Tours ne correspond pas complètement au rocher du Rocantou, beaucoup plus proche de la rivière (environ un stade au lieu des dix attendus).

Deux raisons nous imposent cependant de choisir le site de Méallet. D’abord parce que Grégoire de Tours connaissait la région de Mauriac, où il s’est rendu plusieurs fois. On le voit passer à Moussages, et sa description du site de Chastel-Marlhac montre qu’il connaissait les lieux. Ensuite à cause de la mention du monastère de Meletum, qui évoque phonétiquement Méallet, bien qu’aucune autre trace de ce monastère, ni sur le terrain, ni dans les archives, ne nous soit parvenue. Côté Laveissière, en revanche, rien de tel.

On aura donc compris que la grotte de Fraisse-Haut n’est probablement pas l’ermitage de saint Calupan, bien qu’on continue volontiers à le croire sur place, mais qu’il était assez naturel qu’on ait pensé à elle. Il faut toutefois remarquer que le site est fort visible depuis la vallée, ce qui ne paraît pas convenir pour un ermite cherchant la solitude et la discrétion.

Il faut signaler pour finir que l’habitat de la Roche Percée n’est pas un unicum dans le Cantal, où l’on trouve plusieurs sites du même genre. Dans la commune même de Laveissière un autre habitat troglodytique se trouve à La Bastide, de l’autre côté de la vallée. Citons également le « Trou du Loup » à La Chapelle-d’Alagnon et la grotte de Pradines à Saint-Chamant[14]. Des grottes naturelles ont également été utilisées, par exemple la « Grotte des Anglais » à Vic-sur-Cère, abri sous roche aménagé à l’époque médiévale. Il faudrait encore tenir compte des sites castraux semi troglodytiques, comme Roche-Servières à Brezons ou Corbières à Labesserette.

 

Alexandre Albisson et Pierre Moulier

 

[1]. Émile AMÉ, Dictionnaire topographique du Cantal, « Fraisse (Le) », 1897, p. 216.

 

[2]. Sur le voyage de Delécluze, voir Pascale Moulier, Le Cantal vu par les artistes au XIXe siècle, La Flandonnière, 2018.

 

[3]. Archives départementales du Cantal, 18 Fi 203 1917.

 

[4]. Archives départementales du Cantal, 5 Mi 181/4.

 

[5]. Marie-Joseph Conchon, Marguerite Teillard-Chambon, éd. Salvator, Paris, 2016, p.118.

 

[6]. Pierre Legrand d’Aussy, Voyage fait, en 1787 et 1788, dans la ci-devant Haute et Basse Auvergne, Paris, l’an III de la République, III, p. 421.

 

[7]. Deribier du Châtelet, Dictionnaire statistique du département du Cantal, 1824, p. 200-201.

 

[8]. Dictionnaire statistique du Cantal, V, 1857,  p. 510.

 

[9]. Dictionnaire statistique du Cantal, IV, 1856, p. 331-332.

 

[10]. Michel Provost, Pierre Vallat, Le Cantal, Carte archéologique de la Gaule, Candé, 1997, p. 129.

 

[11]. Gabriel Fournier, Le peuplement rural en Basse-Auvergne durant le haut moyen Âge, Paris, 1962, p. 411, n. 14.

 

[12]. Grégoire de Tours, La vie des Pères, chapitre XI. Extraits publiés par le docteur P. Balme dans L’Auvergne Littéraire, Artistique et Historique (1932.) Traductions de Taranne et Bordier, révisées par P.-F. Fournier.

 

[13]. Unité de mesure dans l’Antiquité, un conge valant un peu plus de trois litres environ.

 

[14]. Un premier inventaire des sites troglodytiques a paru dans le Bulletin archéologique de la région d’Aurillac, n° 7, 1998.